Association des professeurs retraités
de l'Université de Montréal
Grains
de sagesse
Décembre 2003, numéro 7
L'éthique à la
retraite
On me demande
parfois un article sur une question d'éthique
que j'ai enseignée durant des années. J'hésite toujours à accepter. Non
pas que l'éthique ne me semble plus importante. Au contraire. Mais
divers sentiments me font hésiter. Je n'ai pas le goût de « répéter
toujours la même chose », même si ce n'est pas exactement
pareil. Ça fait des années que j'enseigne, que je publie, que
je fais partie de comités… Une sorte de lassitude m'habite.
Et puis, les mêmes questions que jadis se posent dans les hôpitaux
et les journaux. Mêmes imprécisions notionnelles. Même d'anciens étudiants
ont oublié (!) des principes ou des distinctions importantes que je
me suis tant efforcé d'expliquer. Prenons le discours sur le contrôle
de la douleur avec sa distinction de l'euthanasie. C'est comme si je n'avais
jamais rien dit là-dessus! Ni d'autres auteurs pourtant classiques!
Prenons encore les distinctions entre l'éthique et le droit, la morale
et la religion. On dirait que ça n'existe pas! Inconnues, oubliées. À quoi
a servi mon engagement? C'est comme si je n'avais jamais rien enseigné,
ni publié. Pas existé!
La situation est différente pour d'autres thèmes, comme les manipulations
génétiques. Là, il faut pratiquement rester dans « la
vie active » pour porter un jugement éthique pertinent. À moins
de s'en tenir à des généralités peu aidantes, de
rappeler quelques principes abstraits, je ne puis me prononcer sans connaître à fond
la question, c'est-à-dire sans connaître les récents développements
de la science, et donc sans lire les revues scientifiques, rencontrer des chercheurs,
participer à des congrès, etc. Prenons la question du clonage
humain. On peut bien faire la distinction — essentielle — entre clonage reproductif
et clonage thérapeutique. Mais où passe la ligne de démarcation
entre les deux? D'autant plus que l'un mène presque directement à l'autre.
La distinction entre la science et son application — la première étant
toujours bonne, la seconde pouvant être mauvaise — est dénoncée
depuis des décennies par des moralistes et des scientifiques. Le biologiste
français Jacques Testart en a fait douloureusement les frais, lui qui
fut ostracisé pas ses collègues pour avoir énoncé certaines
vérités non « politiquement correctes ».
Souvent d'ailleurs, j'ai l'impression qu'on ne veut pas entendre les éthiciens.
On veut bien demander leur avis, quelques fois, par « acquit de conscience ».
Mais ce n'est pas sérieux. Ils servent un peu de spectacle, de faire-valoir
démocratique. Il est loin le temps où l'expérience était
une vertu, où la vieillesse était valorisée. Il n'y en
a que pour la jeunesse et la nouveauté! Ou encore : « Du pain
et des jeux! » Enfin, j'en arrive à me demander si je n'ai pas
fait mon temps. Si tout n'est pas qu'une question de génération,
malgré l'effort mis à réfléchir sur l'importance
de la transmission intergénérationnelle. Si je porte un jugement
négatif sur tel ou tel comportement, est-ce parce que je n'ai pas évolué?
Parce que je ne suis plus de mon temps? À la longue, peut-être
y a-t-il là un facteur d'acceptation de la mort. Le monde nous devient
si différent, si étranger, que nous ne savons plus ce que nous
faisons ici-bas et que le quitter devient plus facile.
Je refuse pourtant le reproche qu'on fait souvent aux retraités de ne
penser qu'à leur confort, leur bien-être, leurs loisirs. Je refuse
tout autant le conseil de faire du bénévolat, par exemple, auprès
des malades ou des personnes plus âgées. Non pas que je trouve
ces activités secondaires, futiles. Bien au contraire. Elles m'apparaissent
comme un baume dans ce monde de vitesse, de stress, de technologie, de fonctionnarisme…
de relations instrumentales. Incidemment, j'ai beaucoup de bonheur à voir
et rencontrer nos enfants et petits-enfants. Mais ces activités ne sont
pas dans la continuité de ma formation d'intellectuel engagé ni
de ma volonté de prise sur la vie publique. Or c'est là ma raison
d'être.
Pourtant je ne manque ni d'espérance ni de courage. Je me refuse au
pessimisme de Qohélet pour qui « tout est vanité ».
Je fais encore quelques conférences. J'écris des lettres aux
journaux (rarement publiées), quelques articles demandés par
une revue (qui m'en est reconnaissante), quelques livres (je ne sais s'ils
sont lus). J'ai même des plans pour écrire encore deux ou trois
livres, qui aborderont des questions que je n'ai pas eu le temps de traiter
durant ma carrière et qui seront comme des pénultièmes.
J'ai parfois l'impression de n'avoir pas fini de dire « ce que j'avais à dire ».
La boucle n'est pas fermée. Et ça m'achale, me taraude… Si j'étais
aujourd'hui proche de la mort, je serais triste de cet inachèvement
de « mon œuvre », même si parfois je ressens que les autres
la trouvent peu utile.
Dans l'ensemble, cependant, je m'intéresse moins aux sujets sur lesquels
j'ai potassé jadis qu'à de nouveaux thèmes, parfois encore
liés à l'éthique (comme mon dernier livre sur Le pays
dont je rêve), d'autres fois plus proches de mon expérience actuelle,
comme le vieillissement et la spiritualité. J'y trouve beaucoup de satisfaction
et de plaisir. Je voudrais avoir davantage de temps à y consacrer. Sans
l'avoir explicitement décidé, s'ouvre peut-être ainsi l'âge
de la vie que le grand psychologue E. Erickson appelait l'intégrité,
c'est-à-dire l'âge de l'intériorité, de la spiritualité,
de l'unité, de la pacification profonde. Mais y arrive-t-on vraiment?
Y arriverais-je?
Au revoir dans quinze ans.
La dernière phrase s'est écrite toute seule. Ma première
réaction fut de la biffer. Elle me scandalise. Pourquoi faudrait-il
attendre avant de trouver la sérénité et la paix de l'âme?
Si je ne commence tout de suite, je ne les acquerrai jamais. Et pourtant… je
la laisse. Elle fait partie de mon expérience intérieure. Ambivalence
de sentiments, ambivalence des rêves, ambivalence de la vie.
PS. Ma femme trouve
que le texte précédent ne rend pas compte
de mon état d'âme actuel : vie campagnarde heureuse, bonheur familial,
amitiés chaleureuses, etc. Elle a raison. Il ne doit révéler
qu'un aspect de ma vie. Même s'il est tout à fait véridique.