Association des professeurs retraités
de l'Université de Montréal
Grains
de sagesse
Automne 2002, numéro 5
Restes humains non identifiés
« Elle remporta les cendres à Montréal, puis à Sainte-Agathe-des-Monts, où elle les dispersa dans le lac des Sables. Mais, qu'en savait-elle? Ç'auraient pu être les cendres d'un chien. »
Gaétan Soucy, Music-hall, p. 364.
On m'avait invité à une cérémonie de « dispersion des cendres », sur un petit domaine où je loue un chalet. Dans le désordre le plus total, une sorte de procession s'est formée pour suivre le veuf dispersant les cendres de sa femme sur le chemin d'accès, autour de l'étang, autour du chalet qui était « le sien ». À la fin, le veuf étant épuisé et le cortège disloqué, la nièce est intervenue pour accélérer les choses : « mon oncle, verse le restant des cendres sous cet arbre, où ma tante aimait prendre le frais »... En guise d'oraison funèbre, le commentaire d'un invité s'indignant que des cendres aillent sur la route - on va rouler sur elle! -, celui d'un autre craignant que les cendres jetées dans l'étang soient bouffées par les grenouilles. Le veuf s'étonnait, quant à lui, que ces cendres soient si « granuleuses » : petits cailloux blancs semés non pas, comme chez le Petit Poucet, pour retrouver sa route, mais pour la perdre. Grotesque cérémonie parodiant un rituel immémorial de la mémoire, et rappelant curieusement le Memento homo des mercredis des Cendres de notre enfance. Je veux bien que nous ne soyons que « cendres et poussières »; mais est-ce une raison pour finir dans la garnotte?
À une époque où la terminologie traditionnelle n'a plus cours - parle-t-on encore de « dépouille mortelle » ou de « restes humains »? -, il me semble clair que la pratique de l'incinération contribue non seulement à désacraliser la mort, mais à réduire ces restes humains à des restants dont on dispose comme on jette la nourriture avariée : à la poubelle, ou au compost! Disperser des cendres, c'est sans doute retourner des restes humains à la terre d'où ils viennent (encore que ce ne soit pas sûr...), mais c'est aussi les confier à une sorte de vide de la mémoire. Voilà bien ce qui me gêne dans cette pratique. Les cendres étant dispersées « partout », elles ne seront nulle part. Or, il me semble important que les êtres chers puissent venir se recueillir dans un lieu précis qui, en conservant les restes d'une personne disparue, en préserve aussi la mémoire. De tout temps et dans toutes les civilisations, le culte des morts a existé parce qu'on estimait qu'un être humain, même après sa mort, conservait une existence quelconque. Je crains que cette conception ne soit depuis quelque temps réduite en cendres, c'est-à-dire perdue!