Association des professeurs retraités
de l'Université de Montréal
Grains
de sagesse
Printemps 2002, numéro 4
Nous ne savons rien
Le monde de l'information est dominé par l'image, qui vaut parfois plus de mille mots: une photo, une séquence filmée servent à nous convaincre que ce que le journalisme raconte est vrai, d'une vérité incontestable. La rapidité avec laquelle les images nous parviennent nous donne de surcroît le sentiment d'être en contact direct avec l'événement - presque d'y participer. Le problème est que tout cela est dû au perfectionnement des techniques cinématographiques, lesquelles servent d'abord, on le sait, à faire croire qu'une histoire inventée de toutes pièces s'est réellement passée dans la vraie vie, peut-être chez notre voisin. Lorsqu'un film est réussi, toutes les traces du truquage ont si bien disparu que le spectateur a fini par demander un produit moins parfait, plus naturel, avec des bavures et des saletés comme dans nos vies. Ainsi a commencé l'invasion du cinéma et, surtout, de la télévision, par la banalité ou la truculence quotidienne des talks shows et des reality shows. On finit ainsi par confondre réalité et fiction, et la multiplicité des interprétations subjectives d'histoires elles-mêmes multiples et ambiguës fait de la vérité une chose étonnamment relative. Comment alors distinguer la réalité de la fiction? La question elle-même est peut-être mal posée:
il ne s'agit plus de savoir, mais de croire.
Lorsqu'en juillet 1969 l'équipe américaine a débarqué sur la lune, nous étions tous rivés au petit écran et avons suivi en direct ces petits-grands pas de l'astronaute Armstrong. Quelle chose extraordinaire tout de même, non seulement que l'homme puisse marcher sur la Lune, mais que nous puissions tous le voir. Qui aurait osé mettre en doute l'authenticité de cette information? J'ai pourtant rencontré quelqu'un qui n'y croyait pas : un intellectuel parisien qui, plus snob que sceptique sans doute, m'a soutenu qu'il « savait » de bonne source que ces images avaient été tournées dans un studio de Hollywood… Il n'a pas réussi à ébranler mes convictions, tant sa version des faits me parut invraisemblable. Et je continuai à croire ce que les journalistes m'expliquaient, sur la foi des images qu'ils me montraient. Le scepticisme de l'ami m'a rattrapé lorsque, deux ans je pense après le déclenchement de la guerre du Golfe, nous avons appris que les célèbres images des enfants massacrés dans une pouponnière par les méchants Irakiens avaient été truquées; on avait estimé en haut lieu qu'il fallait de telles images-choc pour convaincre le peuple américain du bien-fondé (d'un point de vue idéologique et moral, bien sûr) de l'intervention américaine qui - cela aussi n'est devenu clair que plus tard - n'avait pour but que de protéger les « bons » puits de pétrole! C'est Saddam Hussein qui est demeuré le « méchant »… Et depuis lors, Américains et Irakiens nous proposent leur version divergente du blocus économique qui dure, avec des conséquences d'autant plus difficilement vérifiables, pour nous, que rares sont les images qui nous parviennent de ce pays mis au ban de la bonne conscience occidentale. À chacun, alors, de déterminer la version qui lui paraît la plus crédible, à partir de quoi il fonde son « savoir ».
Le matin du 11 septembre 2001, je me suis trouvé à l'heure de l'ouverture à la papeterie de mon quartier. Le propriétaire, d'origine grecque ou moyen-orientale je crois bien, a ouvert avec dix minutes de retard parce qu'il venait de regarder à la télévision les premières images de l'attentat. Il me dit d'ouvrir ma télé dès mon retour à la maison mais, le temps de traverser la rue, je n'y pensais déjà plus. D'abord parce que personne ne savait encore qu'il s'agissait d'un attentat plutôt que d'un accident; et j'avais déjà vu cela, à la fois au cinéma (Towering Inferno) et lorsqu'un petit avion avait égratigné l'une des deux célèbres tours. Bref, me dictait sans doute mon inconscient un peu revenu de beaucoup de choses, ce ne doit être qu'un autre fait divers: laissons aux journalistes le temps de démêler cette histoire, qu'on me racontera aux informations de ce soir. C'est par la radio de ma voiture, une heure plus tard, que j'ai appris la gravité et l'étendue de ce tragique et invraisemblable événement. Si invraisemblable, en fait, qu'il me paraissait incroyable et j'avoue à ma courte honte que, pendant plusieurs heures, quelque chose en moi a refusé de croire; donc, j'estimais ne rien savoir. Oserai-je avouer que, voyant pour la première fois les images de ces avions heurtant les deux tours, je les ai immédiatement associées à deux choses: à la popularité des reality shows (que l'attentat dépassait infiniment en retentissement et en tragique vérité) et à la sortie récente (ou imminente et annoncée) d'un film sur les attentats kamikazes contre Pearl Harbour? Puis les jours ont passé, les journalistes, informés par le président Bush, ont reconstitué pour nous le fil des événements, ils ont commencé à identifier des coupables. Nous avons alors appris que les terroristes kamikazes étaient motivés par une foi (que nous jugeons absurde) inébranlable autant que par leur haine de la satanique Amérique et, détail plus piquant s'ajoutant à l'absurde, qu'ils étaient consolés à l'avance à la pensée qu'en récompense de leur sacrifice suprême, ils auraient aussitôt morts droit à douze (ou vingt, ou soixante-dix, peu importe) vierges à leur service, en guise de bonheur éternel.
Nous avons appris tout cela, mais qu'avons-nous compris? Comme le disait le
vieux Thomas d'Aquin, chacun ne peut comprendre qu'à sa manière, à la mesure de son intelligence et selon les principes qui lui ont été inculqués depuis sa naissance: quidquid recipitur, ad modum recipientis recipitur! C'est pour cela qu'on fait des sondages, qui nous confirment qu'un même événement peut être perçu de manière fort différente selon qu'on est blanc ou noir, chrétien ou musulman, américain ou européen ou (plus rarement) canadien. Le monde occidental a vite fait l'unanimité sur le fait que les responsables des attentats contre les États-Unis étaient tous arabes et à la solde de Ben Laden, alors qu'une partie du monde arabe maintient que le grand coupable se nomme Israël. Je serais curieux de savoir de quel côté penchent vraiment les Chinois, qui ne pensent peut-être pas comme leurs dirigeants et qui, par leur nombre, pourraient imposer une version plutôt que l'autre … si la vérité, comme on le pense généralement dans nos sociétés démocratiques, se fonde sur un consensus. Mais selon quel critère vais-je déterminer, moi, qui a tort et qui a raison? J'aurai tendance à croire ce que je vois, mais les images que je reçois viennent de CNN, alors que le monde arabe est branché sur Al-Jazira. Je peux écouter les grands reportages - n'en déplaise à Pierre Nadeau, il s'en fait encore beaucoup, et d'excellents - et, à partir des analyses qu'on me propose, prendre parti pour telle ou telle version des faits. Il s'agit toujours, en effet, de prendre parti, car il restera toujours une zone d'ombre, d'incertitude, de doute. Cela vient de ce que la désinformation (par les dirigeants politiques surtout) est si répandue qu'aucune certitude absolue n'est désormais possible. Le savoir, alors même que nous nous croyons plus renseignés que jamais, est plus que jamais difficile à atteindre. Dans un monde sursaturé d'informations,
nous ne savons que ce nous croyons savoir : le savoir est devenu un acte de
foi.