Association des professeurs retraités
de l'Université de Montréal
Grains
de sagesse
Printemps 2001, numéro 2
Non impedias musicam…
Un
des plus beaux textes que je connaisse sur la musique, sur l'écoute de la
musique, se trouve dans les mémoires d'Elias Canetti, écrivain britannique
d'expression allemande qui obtint en 1981
le Prix Nobel de littérature.
Canetti raconte qu'un jour sa mère, ayant entendu en concert la Passion selon saint Matthieu de Bach, revint à la maison dans une très singulière disposition d'esprit. Les jours suivants, elle fut incapable de lire, voire de soutenir une conversation suivie avec son fils. Celui-ci tenta par plusieurs moyens de la distraire, de l'arracher à l'étrange absence dans laquelle elle se trouvait, mais finalement elle s'exclama : "Mais je veux l'entendre, tu ne comprends donc pas, je ne veux plus jamais rien entendre d'autre!"
Il me semble que, parmi les arts, la musique est seule à pouvoir nous arracher si complètement, si violemment, à tout ce qui n'est pas elle. La poésie, le roman nous conquièrent, nous transportent ailleurs; les arts plastiques exigent de nous la plus profonde attention; seule la musique, vraiment, nous arrache. Cela n'arrive pas souvent. La plupart du temps, nous consommons de la musique, même de l'excellente, même de la profonde, et nous en recevons les bienfaits ordinaires qui sont particulièrement nécessaires dans notre époque de tohu-bohu. Dans mon assez longue existence, je ne puis repérer par le souvenir qu'une dizaine d'événements musicaux, au sens fort de l'expression. J'en indique quelques-uns : Gidon Kremer jouant avec une intensité inouïe le Concerto de violon de Schumann, parfois nous tournant même le dos pour se fondre dans l'orchestre; le Wozzeck d'Alban Berg, dans l'intimité du salon, plus convaincant même qu'à la scène; l'adagio de la Septième de Bruckner, joué à Montréal
par Masur et le Gewandhaus de Leipzig…
Mais qu'est-ce que j'entends dans ces œuvres, qu'est-ce que je reçois
d'elles? Qu'est-ce qu'entendait Madame Canetti dans La Passion selon saint
Matthieu? J'écoutais l'autre jour, dans une interprétation nouvelle, la Fantaisie
en do, op. 17, de Robert Schumann, sur laquelle on a écrit beaucoup de choses
inspirées
de la biographie du compositeur. Ainsi, un critique bien connu y voit une "œuvre
pleine de douleur, de renoncement et d'espoir". Et je puis, bien sûr, en écoutant
la Fantaisie de Schumann, imaginer que j'y retrouve ces sentiments. Mais,
passant au grand ouvrage de Charles Rosen sur The Romantic Generation, je
lis, à propos
de la même œuvre, la mise en garde suivante (je traduis) : "L'identification
trop ferme d'un élément de l'œuvre à un aspect de la vie du compositeur
n'approfondit pas la compréhension mais l'empêche. L'œuvre n'a pas pour but
de communiquer l'expérience de l'artiste aussi directement qu'un télégramme,
ou de substituer sa mémoire à la nôtre : elle est faite pour recevoir notre
expérience,
pour porter les sentiments de tous ceux qui la perçoivent. "Il ne s'agit
pas d'accorder à l'intuition
ignorante la préséance sur l'analyse et la compréhension musicales - je m'incline
ici bien bas devant mes collègues de la Faculté de musique -, mais de consentir à ce
que le discours musical tire son sens de ce qu'il suscite, de ce qu'il fait
naître en nous plutôt que de son association avec quelque circonstance ou message
que ce soit.
Cela dit, pourquoi donc ne puis-je m'empêcher de penser aux derniers Quatuors de Beethoven comme à une véritable école de courage, d'intelligence?