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Maurice Lagueux, Tout en même temps agnostique et croyant, Montréal, Liber, 2017, 288 pages.
Nous assistons depuis plusieurs années à une profusion de livres écrits par des savants (ou prétendus tels) ou des philosophes qui professent ouvertement et même agressivement leur athéisme. Les approches varient, de même que la valeur argumentative de ces ouvrages, mais on doit admettre qu’il est devenu de plus en plus difficile pour quelqu’un de « normalement » intelligent, rationnel et honnête de se présenter comme croyant et même pratiquant d’une religion, quelle qu’elle soit. On le voit en particulier au Québec, où un mouvement de ressac ou de réaction contre la longue mainmise de l’Église catholique sur notre société s’est manifesté par un rejet de toute croyance en un Être divin et un anticléricalisme assez virulent, ou bien par une indifférence à l’égard de tout ce qu’on qualifie de « religieux ». Dans nos établissements d’enseignement supérieur (universités et cégeps), on accueille souvent d’un sourire embarrassé ou condescendant la déclaration d’un professeur qui se dit croyant.
On est dès lors quelque peu étonné de voir un philosophe du calibre de Maurice Lagueux (longtemps professeur au département de philosophie de l’Université de Montréal) publier un livre où il tente de rendre compte de sa position, qui semble assez paradoxale, d’agnostique et, malgré cela (ou grâce à cela!), croyant, ainsi que le titre du livre l’indique. Comme on pouvait s’y attendre de la part de quelqu’un d’aussi compétent, le livre est très bien informé des débats actuels sur l’athéisme, l’agnosticisme et la croyance, mais il a surtout le mérite de se concentrer sur les penseurs les plus sérieux qui ont discuté de ces questions difficiles, laissant de côté les écrivains frivoles, mais populaires, comme Michel Onfray, qui n’a droit ici qu’à quelques réprimandes bien méritées sur ses analyses superficielles. Lagueux s’intéresse plutôt aux forts arguments proposés en faveur de l’athéisme par des philosophes comme André Comte-Sponville en France, ou Daniel Dennett et Alex Rosenberg aux États-Unis. Le livre s’articule autour d’une problématique clairement établie en Introduction, où sont formulées les six questions qui recevront un traitement détaillé dans autant de chapitres. La question finale (chapitre 6) demande ce qui peut inciter (le mot est soigneusement choisi) une personne à croire, alors que cette personne « ne dispose d’aucune connaissance liée à sa foi ». Pour répondre correctement à cette question, l’auteur est amené à discuter d’abord de problèmes épistémologiques (nature de la connaissance) et métaphysiques (nature de la réalité) qui paraîtront difficiles à suivre pour plusieurs lecteurs, mais qui sont indispensables pour arriver à une position cohérente, quoique paradoxale. Il s’agira aussi de clarifier les termes clés du débat, comme celui d’agnosticisme : « Est agnostique, dit Lagueux, quiconque estime ne détenir aucune connaissance autre que celles qui sont accessibles par des voies naturelles ouvertes à tous les êtres rationnels ». Mais alors, comment une telle personne peut-elle en même temps se déclarer croyante ? C’est que, selon l’auteur, « l’agnosticisme permet d’ouvrir légitimement pour la foi l’espace pour une démarche rationnelle ».
Tout cela implique une distinction cruciale entre foi et savoir, et c’est à ce dernier terme qu’est consacrée la discussion serrée et savante du premier chapitre : « Qu’est-ce qu’un savoir ? ». On reconnaîtra ici la grande érudition de l’auteur, mais il semble que la plus grande partie de l’analyse repose sur une conception qu’on peut qualifier de « chosiste » du savoir. Celui-ci est en effet constamment décrit comme une « chose », figée, déjà là, qu’on peut acquérir, posséder, détenir, se procurer, offrir (de tels termes reviennent souvent). Une attention insuffisante est allouée au processus de la connaissance, par lequel toute conscience intentionnelle vise le réel par des opérations différenciées, étagées à différents niveaux (percevoir par les sens, comprendre par l’intelligence, affirmer ou nier par la raison). Faute d’une telle analyse, il semble que l’auteur est amené à trop concéder aux conceptions « naturalistes » et « scientistes » de Dennett et Rosenberg, discutées plus loin dans le livre, ce qui diminue, croit-on, la force persuasive de l’ouvrage, qui est pourtant fort grande.
Germain Derome
PS Cette recension a d'abord paru dans le numéro 20 (de septembre, octobre, novembre 2017) en page 32 de la revue Rencontre, du CCCM