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Le livre de notre collègue Jean-Claude Gémar et de sa collaboratrice Vo Ho-Thuy est une œuvre de jurilinguistique, un pur produit de la grande aventure de l’interdisciplinarité. L'étude porte sur 240 termes juridiques utilisés au Canada par nos confrères juristes, avocats, notaires, législateurs, journalistes... Même si vous ne faites pas partie de l'une ou l'autre de ces catégories, je vous promets que vous y trouverez un grand intérêt. Et un grand plaisir.
Essayons d'abord de comprendre pourquoi l'usage du langage juridique est si complexe au Canada et se mérite un ouvrage d'érudition aussi impressionnant. Disons d'abord que le bilinguisme issu de notre histoire politique nous met déjà sur une piste évidente d'explication. Mais il y a plus.
Il n'est pas nécessaire d'être un historien du droit pour avoir appris ou déduit que la conquête de la Nouvelle-France en 1760 aura causé des bouleversements spectaculaires du droit en vigueur à l'époque. Le roi de France, ses intendants, ses gouverneurs, son Conseil souverain avaient imposé ici des grands pans du droit en vigueur en France – droit public, privé, commercial, pénal ou administratif. Inutile de vous dire que le droit « public », celui qui régissait les différents aspects du pouvoir exécutif, législatif ou judiciaire, était à peu de choses près celui en vigueur en France à l'époque. En matière de droit privé, qui régissait les droits et obligations des « sujets du roi » (leur droit de propriété foncière, le régime seigneurial, leur droit familial, leur droit contractuel etc.), c'était la Coutume de Paris qui devait s'imposer même si la majorité de la population de la Nouvelle-France n’était pas originaire de la région parisienne. De ces considérations générales, vous pourriez conclure que la totalité de ce droit public et privé devait disparaître dès le transfert de souveraineté du roi de France au roi d'Angleterre en 1763. Mais, surprise, ce ne fut pas le cas, du moins en ce qui touche le droit privé.
La Coutume de Paris fut maintenue, dans le but principalement de gagner la fidélité des élites canadiennes-françaises, autant laïques que religieuses. Après l'abolition du régime seigneurial en 1854 et la codification du droit privé du Bas-Canada en 1866, codification largement influencée par le Code Napoléon, la situation juridique du Québec constitue un beau défi pour ceux et celles qui cherchent à comprendre quel doit être le terme juste à utiliser. En effet, les droits français et anglais se retrouvent côte à côte, dans une rédaction bilingue, chacun remontant au Moyen Âge et même au droit romain pour certaines parties de notre droit civil. Vous n'êtes pas sans savoir que l'anglais et le français utilisent fréquemment les mêmes mots pour désigner des concepts qui n'ont pas pour autant la même signification. Pire encore, le droit anglais a des origines anglo-normandes et emprunte largement au droit « français » de l'époque. ... Inutile de dire que la rencontre des deux droits crée des fusions et des confusions qui font le plaisir des jurilinguistes et des historiens du droit... C'est cette belle confusion qui est à l'origine du livre de Jean-Claude Gémar et Vo Ho-Thuy. Voilà autant de raisons qui peuvent vous inciter à consulter ces « Dits et mots de Thémis ».
Vous vous demandez s'il faut dire corporation, compagnie, société, personne morale? (p.136-145) Sans être des spécialistes du droit commercial, sans être parfaitement bilingues, vous sentez les pièges qui guettent le rédacteur juriste.
Autre exemple. Pouvez-vous dire « examiner un témoin »? S'agit-il d'un anglicisme, d'un archaïsme ou plus simplement d'une erreur? Faut-il dire plutôt « entendre un témoin », « interroger un témoin », « procéder à l'audition d'un témoin »? p.211-214). Rien n'est simple.
Voici un autre exemple particulièrement révélateur de la complexité de notre langage juridique et qui met en lumière la remarquable érudition de nos auteurs. Qu'en est-il de l'usage du mot principal, dans le sens de ce à quoi un débiteur est obligé; je cite notre livre à la page 433. Autour de ce mot connu, il y a mille ans d'histoire juridique et littéraire... Voici quelques paragraphes particulièrement piquants sur ce sujet :
« Le substantif principal est parfois employé dans les textes juridiques avec un sens qui n'est pas reconnu par les dictionnaires de langue française, généraux et juridiques et que l'Oxford Dictionary of Law(...) définit comme suit : « The person on whose behalf an agent acts ». Or, ce sens qui relève de la common law et non du droit civil, figure dans des textes juridiques, anciens et modernes, dans le Code civil du Bas-Canada(... ). « Principal » est un ancien emprunt (1080) au latin.. et qui a trait au prince, à l'empereur.... Mais dès le début du XIIe s. (1119), principal exprime l'idée de ce qui est « essentiel, le plus important... »...
Vous comprenez que le mot principal change de sens selon les contextes, selon les siècles, selon le fait que l'auteur nous parle en français ou en anglais, ou même qu'il maîtrise adéquatement le langage qu'il utilise... On peut deviner que tous les auteurs ne sont pas conscients des pièges que l'histoire et le droit leur réservent à chaque paragraphe.
Nos auteurs citent des exemples de 1283, de 1292, de 1690, de 1694, de 1866, de 1922… en nous faisant la démonstration de l'évolution du terme, pour terminer par une pensée d'Épictète (v.50-130) : « Le principal fléau de l'humanité n'est pas l'ignorance, mais le refus de savoir »... une magnifique citation pas très juridique évidemment, qui aurait pu se retrouver dans... Le Devoir ou La Presse de ce matin!!!
J'aime la démonstration de cette grande culture et de cette érudition. Je trouve un grand plaisir à suivre les méandres de ce cheminement jurilinguistique qui se déroule sur près d'un millénaire. J'espère que vous partagerez mon intérêt et mon plaisir.
Bonne lecture.
Jacques Boucher
Le 21 mars 2018