L es disparus

 

Hommage à Claude Lévesque 1927-2012

Claude Lévesque avait pris sa retraite en 2002, encore jeune et en pleine possession de ses moyens… à 75 ans.  Il avait entamé sa carrière à l’Université de Montréal en 1960, aux premières heures de la Révolution tranquille, dont il est devenu un artisan important. Je n’entends pas ici revenir sur la stature philosophique de notre ancien collègue, qui notamment par son œuvre écrite a influencé toute uneClaude Lévesque génération d’intellectuels au Québec. Georges Leroux, dans son témoignage paru dans Le Devoir du 4 avril, en a dressé un bilan on ne peut plus éloquent. Comme j’ai eu le privilège d’être tour à tour l’élève et le collègue de Claude Lévesque, je me limiterai à esquisser le profil du professeur fascinant qu’il était.

Les cours de Claude Lévesque, tant sur la philosophie française contemporaine (Blanchot, Bataille, Lacan, Derrida) que sur la pensée allemande (Nietzsche, Freud), étaient pour nous étudiants un véritable événement. Excellent communicateur, il avait l’art d’intéresser ses élèves aux enjeux philosophiques les plus complexes. Certes, ses cours étaient écrits. Mais il ne faut pas s’y méprendre. Ces manuscrits très soigneusement rédigés n’avaient pas pour but de lui faciliter la tâche. Ils témoignaient plutôt du souci de mettre à contribution de façon délibérée et réfléchie toutes les ressources de la langue, ce qui ne doit pas surprendre de la part d’un penseur qui n’hésitait pas à remettre en question l’étanchéité des frontières entre philosophie et littérature. Ces manuscrits étaient d’ailleurs amplement commentés au fil d’un discours souvent émaillé de pointes d’humour, dont lui seul avait le secret. En fait, ces mots d’esprit n’avaient pas le statut de simples hors-d’œuvre, ils visaient au contraire à ouvrir un espace de réflexion et à inviter les étudiants à adopter un sain recul face aux thèses développées.

Ceux et celles qui ont connu Claude Lévesque se rappelleront sa voix à la fois chaude et perçante, ainsi que sa diction précise, mais jamais affectée. Bien sûr, cette voix unique, les auditeurs de la chaîne culturelle de Radio-Canada l’auront entendue à l’occasion des nombreuses émissions qu’il a réalisées sous forme d’entretiens, par exemple sur le thème « L’homme et la vérité dans la philosophie contemporaine ». Mais le format rigide de ces émissions ne reflète qu’infidèlement la façon magistrale dont il savait animer un séminaire aux cycles supérieurs. Les participants réalisaient d’emblée qu’ils étaient conviés à une aventure intellectuelle aussi passionnante qu’exigeante, où toutes les certitudes pouvaient être remises en question. Ne reculant pas devant la difficulté, il n’hésitait pas à nous confronter aux textes les plus techniques et les plus abstraits, telle L’esquisse d’une psychologie scientifique (1895) de Freud. Ces séminaires étaient à la fois difficiles et stimulants pour les participants, qui étaient invariablement invités à prendre position vis-à-vis des problèmes traités.

Claude Lévesque aura été pour nous un collègue affable, attachant et généreux qui se distinguait par l’attention sincère et constante portée à son interlocuteur, et ce sans distinction aucune. J’en veux pour preuve le mandat de directeur intérimaire qu’il a assumé au département de philosophie. À vrai dire, sa prestance intellectuelle aurait pu l’inciter à adopter une attitude distante face à ses subalternes. Mais, comme il était à prévoir, rien de tel chez lui. Dans un esprit de franche collaboration, il a en effet entretenu les relations les plus cordiales avec le personnel de soutien, sans cesse attentif à l’individu se trouvant devant lui. Avec le décès de Claude Lévesque, nous perdons un collègue d’une profonde humanité, un homme qui, dans sa vie, s’est distingué par son respect de l’autre et, dans son œuvre, par son « respect de l’indécidable », pour reprendre le mot de G. Leroux.


Claude Piché
Professeur titulaire
Département de philosophie

 


Hommage à José-Michel MOUREAUX
(1933-2012)

Ancien élève de l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm (Section Lettres, promotion 1954), agrégé de lettres classiques, José-Michel Moureaux , sous-lieutenant en Algérie, puis à titre d'instructeur au service de méthodologie de l'École Spéciale Militaire Interarmes de Coëtquidan, a enseigné au Lycée de Chartres avant de devenir assistant à l'Université de Nancy.

En 1964, il acceptait un poste de professeur au Département d'études françaises de l'Université qu'il devait quitter, promu professeur titulaire depuis plusieurs années, au milieu des années 80 pour l'Université de Caen où il finit sa carrière avec le statut de professeur émérite, spécialiste reconnu du XVIIIe siècle, plus spécialement de l'œuvre de Voltaire.

Sa thèse fut une édition critique, remarquée pour son érudition exceptionnelle et son originalité, de La Défense de mon oncle (1767) de Voltaire (Genève, 1978). Parmi ses principaux travaux, on retiendra, outre un ouvrage pédagogique que nous avons élaboré ensemble (Manuel bibliographique des études littéraires, Paris, Nathan, 1982, 480p.), une lecture d'inspiration analytique de l'Œdipe de Voltaire (Paris, Minard, 1973), des contributions multiples aux Œuvres complètes de Voltaire que publie la Voltaire Foundation à Oxford , un Voltaire éditeur (Paris : Presses Paris Sorbonne, 2005 ; en collaboration avec Nicholas Cronk). S'y ajoutent nombre d'articles dans d'importantes revues et des communications dans les grands colloques internationaux consacrés au XVIIIe siècle et à Voltaire sur lesquels il laisse une marque tout à fait personnelle.

À Montréal, José-Michel Moureaux a en particulier dirigé la thèse de doctorat, soutenue en 1985, de Jean-Paul de Lagrave (L'Époque de Voltaire au Canada. Biographie politique de Fleury Mesplet imprimeur, Montréal et Paris, 1993) qui devait s'inscrire parmi les toutes premières recherches sur l'archéologie littéraire au Québec, appelées à connaître le développement que l'on sait avec les travaux et les équipes de Berrnard Andrès et Marc-André Bernier. J.-M. Moureaux a laissé parmi ses étudiants le souvenir d'un maître singulièrement minutieux et attentif dans la correction des travaux écrits comme dans la reprise des exposés, conditions à ses yeux d'un enseignement fécond, et d'un professeur aussi stimulant dans ses cours et séminaires qu'exigeant sur la méthodologie de la recherche.

Un hommage doit paraître dans le prochain numéro de la Revue Voltaire, dont il dirigeait la collection aux Presses de la Sorbonne, en attendant une notice dans L'Archicube, revue de l'association des anciens élèves et amis de l'ENS.

Bernard Beugnot