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« Aller plus loin avec », ce vieux cliché des médias, n'est-ce pas ce à quoi nous convient les éditions du Seuil en quatrième de couverture de Je n'aurai pas le temps: « Hubert Reeves se livre ici comme il ne l'avait jamais fait »? L'auteur vise pourtant plus haut que la curiosité futile de certains de ses admirateurs: par le récit de sa vie, il entend proposer l'exemple concret d'une carrière scientifique aux jeunes qui s'interrogent sur leur avenir. Il ajoute avec humour : « Selon Sigmund Freud, toute personne qui rédige sa biographie se condamne à mentir, à dissimuler et à essayer de se faire voir sur son meilleur jour. Je n'y manquerai sans doute pas. » De sa carrière, Reeves ne dissimule ni les heurs ni les malheurs. Plus encore peut-être qu'un adolescent, ce récit intéressera un scientifique de mon âge, heureux de retrouver au passage amis et noms connus. Suscitera-t-il des vocations scientifiques? Selon le lecteur, sans doute. Quoi qu'il en soit, qui saurait réprimer sa curiosité devant le phénomène médiatique Reeves?
La compétence scientifique et des dons exceptionnels de vulgarisateur suffisent-ils pour devenir un personnage médiatique? Il faut vraisemblablement encore une aspérité médiatique qui accroche l'attention, un physique frappant et, pour un Québécois à Paris, juste assez d'accent pour ne pas se faire reprocher de n'en avoir aucun et d'être un faux jeton. Savoir faire rêver malgré sa compétence et ne pas perdre son sang-froid devant des questions auxquelles on n'a pas celle de répondre. Surtout, une volonté de fer. Patience dans l'azur, refusé par plus de trente maisons d'édition! Belle leçon pour les jeunes : ils n'atteindront jamais leurs objectifs qu'à force de travail et de volonté. Les conseils méticuleux de Reeves à qui veut donner des conférences publiques : « demander en introduction si l'on m'entend bien jusqu'au fond de la salle. Cette simple question installe la rencontre sous le signe de la convivialité. » L'image du vieux mage, du sage débonnaire, serait-elle donc la création patiente d'un savant métier?
Reeves cultive-t-il son image médiatique dans son nouveau livre? J'en ai parfois eu l'impression devant l'insistance avec laquelle il décrit son amour de la nature et de la musique. Les scientifiques peuvent être animés d'une sensibilité écologique et artistique, contrairement à un préjugé malheureusement trop répandu. Soit! Mais faut-il pour autant alourdir le récit de descriptions de la nature, baptiser sans raison valable les sections du livre Prélude (allegro), Ouverture (vivace), etc.? J'aurais pour ma part préféré l'entendre plus longuement, par exemple, sur la question qu'il soulève : « Comment mon moi vit-il l'interrogation religieuse qui m'habite? » Cela dit, la carrière médiatique de Reeves prend un nouveau tournant avec le volet musique. Le directeur du Festival de Prades l'a invité à diriger un orchestre et il animera en septembre une croisière musicale en Méditerranée, « Des Stars et des Étoiles », en compagnie d'interprètes réputés. On pouvait s'y attendre: l'OSM présentera en octobre « Les choix d'Hubert Reeves! » Pour se préparer à diriger, il a essayé, grâce aux DVD de grands chefs d'orchestre, « de percevoir au travers de leur gestuelle, le secret de leur charisme ». Peut-on imaginer meilleure illustration de la société du spectacle?
L'honnêteté scientifique de notre ex-collègue ne rend que plus fascinants à mes yeux les nuages d'ambiguïté qu'il peut soulever dans l'esprit de ses lecteurs. Un astrologue français me déclara en apprenant que j'étais physicien : « J'espère au moins que vous avez la même ouverture d'esprit que votre compatriote Reeves! Lui au moins a vu l'intérêt de mes travaux. Il a compris que je fais de l'astrologie scientifique, que ma motivation n'est pas commerciale. » Je découvris par la suite qu'il tenait boutique sur les Champs-Élysées et je me suis toujours demandé depuis quelle conversation ils avaient bien pu avoir tous les deux. Or, je lis qu'un ami de Reeves, artiste aux talents multiples, lui demande un jour ce qu'il pense de l'astrologie. « Je sais que mon opinion compte beaucoup pour lui. Dilemme. Lui avouer ma perplexité et mes réticences pourrait avoir une influence négative sur sa créativité. Pourquoi instaurer dans son esprit un doute qui pourrait être potentiellement stérilisant? J'ai répondu d'une façon vague, volontairement ambiguë… » Sagesse supérieure proche de celle d'un Baudelaire, pour qui « le monde ne marche que par le malentendu »? Beau sujet de dissertation philosophique pour la jeunesse en tout cas, non?